CE QUE LIT LA MAIN

Francis Raynaud

Ouverture de la résidence INHA Lab 2021, 18 mars 2021

Engager une recherche doctorale en Arts plastiques sur les lectures d’artistes, c’est comme regarder un vortex et jeter des livres dedans pour voir quelles œuvres d’art en sortent. Ou jeter des œuvres d’art dans ce même vortex pour voir quelle littérature en sort. Un vortex est un tourbillon qui se produit dans un fluide en écoulement. Le tourbillon me paraît être l’image idoine pour représenter le rapport de la lecture à la création. Je suis artiste et j’ai plusieurs fois pensé lors de mes expositions, que j’étais à la recherche d’une équivalence sentimentale à des impressions douloureuses de lectures. Je cherche, en plus d’exposer mon travail, à tapisser secrètement l’environnement des textes que je lis. Les lectures d’artistes peuvent les solliciter. Elles peuvent exprimer leurs personnalités, leurs goûts ou plus largement leurs cultures et entrent souvent, d’une façon ou d’une autre, dans la genèse de leurs œuvres.

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Patrick Corillon, artiste belge, a dit lors d’un entretien : « Je me rendais compte que si, en prenant mon café le matin dans mon bistrot habituel, je surprenais quelqu’un en train de lire un livre que j’avais beaucoup aimé, j’étais jaloux. Quelqu’un que je ne connaissais même pas n’avait pas le droit de connaître ce sentiment d’intimité qui m’avait lié à ce livre. C’était comme si cette personne pouvait me connaître malgré moi. C’est un sentiment très riche. Le fait d’avoir à partager un trésor commun exige de mettre en jeu, à chaque fois, ce phénomène d’appropriation ».

Lire, toujours

Je mène une enquête non-exhaustive sur les lectures d’artistes et il n’est pas toujours facile de les connaître. Demander à un artiste ce qu’il lit, c’est entrer dans l’intimité, à la fois de sa bibliothèque et souvent aussi, de son atelier. Pour mes recherches, cette enquête est basée sur des échanges de natures diverses, entretiens, échanges épistolaires ou expériences artistiques. Je vous livre ici, non pas un compte-rendu, mais une esquisse, un croquis, un travail préparatoire aux développements de cette réflexion. Paroles d’artistes. 

À la question posée à Julien Bismuth, est-ce qu’il a déjà rencontré des œuvres littéraires ou des auteurs dans lesquelles il trouvait des échos de son travail, il m’a répondu oui et non. Oui et non, ou plutôt de manière tangentielle. Il y a, par exemple, chez Roberto Bolaño, une manière de construire une phrase, de filer une métaphore, qui m’inspire. Il y a chez Manchette, Flaubert, et Echenoz une économie et une précision qui est aussi quelque chose que je cherche parfois à retrouver dans ma pratique. J’aime la manière dont Henri Michaux navigue entre le dessin et l’écriture, mais aussi la manière dont Raymond Roussel le fait, très différemment dans son travail. Mais tous ces rapports sont des rapports précis, non pas des rapports d’identité et spécifiques de postures ou de démarches qui, sans être tout à fait les miennes, entretiennent une certaine sympathie, une amitié même, avec mon travail, ma démarche artistique. Julien Bismuth lit beaucoup, énormément même. Il perçoit sa pratique comme une forme d’écriture, d’écriture littéraire qui se déploie à travers des formes et des pratiques visuelles et plastiques. Je le cite : j’ai souvent l’impression que ce que je fais, principalement, en tant qu’artiste, c’est lire. Lire des textes mais aussi des formes, des images, des situations, des espaces, des rapports. Produire, c’est aussi lire, tout comme montrer ou exposer présuppose le fait de regarder, penser, interpréter ce qu’on a fait avant de l’exposer. 

France Valliccioni, de son aveu, lit tout, tout le temps. Tout – Même ce qui ne se lit pas, ou par erreur, ou parce que ça ressemble à de la typographie, ou à une forme d’écriture cursive – ça va de la phrase dans le métro à la tâche à côté de la phrase, du graffiti sur un carrelage à celui sur la portière du wagon, de la liste des ingrédients et additifs sur la boîte de soupe au mode d’emploi de l’ampoule avec ses mises en garde, etc. Elle lit évidemment des livres, des magazines, des fanzines : je lis en ligne et en papier, la presse, des articles téléchargés, je lis les menus des applications, les étiquettes, je lis tout ce qu’il y a à lire, même la ponctuation. La lecture est indissociable de son travail – dans son cas, c’est facile à dire puisque le texte figure souvent physiquement dans sa production, ne serait-ce que dans les titres à rallonge, L’intégralité des conditions générales de vente ou encore Arrachez les œillets, détruisez leurs dindes, éclatez leurs bordures, faites-moi plaisir mon petit # 1. Pour ces deux artistes, lire, c’est réfléchir, créer et cela leur permet de rester concentrés sur la création. Ce sont moins des lectures que la Lecture, l’activité de lire qui les inspire.

Traduire, adapter

Pour Boris Achour, la lecture de Witold Gombrowitz, Cosmos en particulier, a été très importante. Il y a trouvé des problématiques qui étaient déjà présentes dans son travail, des échos très fort avec les choses qui l’intéressaient, la notion de fragment, la notion de chaos, la notion d’absence de sens au monde, les signes que l’on suit et qui amènent autre part ou encore l’aspect érotique. Il le voit presque comme un miroir, avec des liens très forts avec les choses qu’il sent dans son travail. Il en a fait une série d’œuvres et d’expositions, Cosmos, ou étaient présentées des choses aussi diverses qu’une porte automatique qui s’ouvre et se ferme de façon aléatoire ou quarante mètres linéaires de boîtiers de cassettes vidéo, dont les codes visuels des jaquettes empruntent à une très grande variété de genres cinématographiques.

Elles sont toutes différentes, mais chaque film est invariablement intitulé Cosmos et réalisé par Boris Achour. Ou encore une grosse tête qui tourne en chantant la Lambada. Boris Achour adapte avec liberté, traduit avec humour en proposant une création plastique qui n’est jamais éloignée de la rhétorique. Les œuvres sont mots, les expositions se font phrases. Le texte d’Émilie Renard au sujet d’une des pièces intitulée Cosmos, celle des cassettes vidéo, reprend un énoncé de Lawrence Weiner, DE NOMBREUX OBJETS COLORÉS PLACÉS CÔTE À CÔTE POUR FORMER UNE RANGÉE DE NOMBREUX OBJETS COLORÉS, devient DE NOMBREUSES POULES COLORÉES PLACÉES CÔTE À CÔTE, nommé dans l’URL : renardpoule-2002, Cot Cot Renard Poule. 

Boris Achour,  Cosmos, 2001

Non lecture

Ismaïl Bahri m’a confié au moment de notre entretien qu’il essayait d’habiter avec des livres, des catalogues d’artistes, qu’il souhaitait en être entouré. Il ne lit plus de livres qui traversent son travail. C’est peut-être dû, selon lui, à ce qu’on pourrait penser comme une hyper littérarisation d’un rapport au savoir et la volonté de s’en éloigner. Je précise qu’Ismaïl a fait une thèse en Arts plastiques, qu’il a beaucoup lu et qu’il lit encore beaucoup. 

Pour Laurent Tixador, artiste ô combien engagé dans ce que nous pourrions simplement appeler la décroissance, lire, c’est aussi consommer, et pour lui, les artistes sont plutôt producteurs que consommateurs. Cela ne veut pas dire qu’il ne lit pas, loin de là. Mais il ne lit pas en période de production. Quand il est en déplacement, quand il fait une marche, il ne prend jamais un livre. Déjà, parce que c’est un poids supplémentaire, et puis surtout, parce qu’il fabrique une histoire, son histoire, et qu’il n’a pas envie d’entrer dans l’histoire d’un autre. Il a envie de vivre son histoire à fond. 

Mathieu Mercier, lui, m’a dit clairement que la littérature n’était pas une source d’inspiration pour son travail, qu’il s’intéresse à l’art parce qu’il est synthétique, et que les meilleures œuvres mettent souvent en échec le langage.

 

Lecture de résistance

Le travail de Patrick Corillon regorge d’anecdotes souvent liées à la littérature. Dans l’important entretien réalisé par François Bazzoli en décembre 1996, ils évoquent la série de travaux de Patrick Corillon que sont les plaques emmaillées, relatant des potentiels micro- évènements liés à des écrivains et à des artistes, c’est peut-être ici que Paolo Uccello fixa un crochet légèrement décentré au dos d’une de ces toiles pour que son futur propriétaire en rétablisse chaque matin le fragile équilibre. Il raconte que l’idée de ces œuvres lui est venu lors de la visite de la maison de Charles Dickens, à Londres, où se trouvait sur un mur un cartel indiquant que des chercheurs avaient tenté de retrouver la couleur originelle du papier peint de Dickens et qu’après un véritable travail d’archéologue, ils s’étaient aperçu que les murs, à l’origine, étaient blancs. Les plaques émaillées sont une façon pour lui, je le cite, de jeter un pont entre les lieux imaginaires et les lieux réels. Dans son Journal, raconte encore Corillon, Flaubert explique que si dans un roman, il devait décrire une fermette normande, il imaginait complètement comment elle devait être. Mais avant de publier son livre, il sillonnait la campagne normande pour retrouver une fermette qui corresponde parfaitement à celle qu’il avait imaginée. Ce n’était plus la réalité qui lui servait de modèle, mais l’inverse. Corillon a, d’une certaine manière, une façon de créer une réalité artistique à partir d’une autre réalité, une réalité fictionnelle. Les espaces créatifs et littéraire se collisionnent pour n’en faire qu’un.

(Comme Flaubert, Bolaño admet avoir cherché la maison des parents de Teresa, le personnage d’un roman de Juan Marsé. Les parents de Teresa ont une maison à Blanes, où la famille passe l’été et où Bolaño a longtemps vécu.)

Quand j’ai demandé à Stéphanie Cherpin ce qu’elle lisait, elle m’a répondu que depuis quelques mois, elle pourrait acheter l’intégralité de la librairie Quilombo à Paris. Voici comment la Librairie Quilombo se présente : « Des livres sur les luttes sociales, le mouvement révolutionnaire, l’anarchisme, l’antifascisme, le féminisme… Les livres édités par des éditeurs engagés sont privilégiés. Des revues, journaux et fanzines politiques, militants et de contre-culture sont aussi présentés. »

Elle a été fortement influencée par les livres Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs de Detienne et Vernant, La Part Maudite et L’Expérience intérieure de Bataille, Le rituel du serpent d’Aby Warburg, Le style rustique d’Ernst Kriss et les livres de Rosalind Krauss.


Les livres comme des noisettes

 Mais, elle constate un changement depuis quelques années, je la cite : Ce sont surtout les conditions de fabrication et de diffusion qui m’intéressent dans mes lectures. Il faut que le contexte soit en accord avec ce que je défends à travers mes formes. Avant, je ne ressentais pas le besoin de lire des choses théoriques et engagées dans des questions de dominations de classes, de genres, etc., car mes sculptures sont par nature féministes, transgenres, sauvages, anti-patriarcales… C’est leur raison d’être, elles se sentent agressées, elles ripostent. Mais j’ai compris que cette résistance naturelle devait être accompagnée, augmentée et réfléchie par des textes théoriques et militants.

La lecture de Stéphanie Cherpin est à l’image de sa sculpture, puissante, sombre, coriace et infatigable. 

Pour Virginie Yassef, je reprends ses mots, les choix sont très instinctifs et bien souvent aussi elle lit ce qu’on lui conseille. Elle a toujours beaucoup aimé les lectures que lui conseille Julien Bismuth. Les choix sont aléatoires, mais soutenus par quelque-chose qu’elle a à l’esprit, un projet de travail artistique par exemple qu’elle cherche à nourrir, à orienter, à enraciner. Elle a une réserve de livres chez elle, comme des noisettes qu’un écureuil aurait stockées dans le tronc creux d’un arbre.

 

Voyage à Beaubourg

Certains remontent à la surface lorsqu’ils croisent ses idées. Elle les a choisis dans des librairies, où elle va de temps en temps. Là, elle regarde des titres, des noms, elle en reconnaît certains, elle les ouvre, lit quelques lignes et décide si quelque-chose l’attire. Parfois alors qu’un mot ou la formulation d’une phrase la dérange, elle repose le livre immédiatement. Le style compte énormément. (…) Certaines phrases font apparaître des formes et sans doute que certains livres font eux aussi apparaître des ensembles de formes. 

En échangeant avec Sarah Tritz, j’ai senti que la littérature était omniprésente dans son travail, j’avais l’impression que ses lectures étaient liées à son atelier et à sa façon de travailler. Elle m’a dit que le choix de ses lectures était intuitif, mais qu’il se précisait d’année en année. Elle pense que ses lectures ne sont pas dues au hasard, elle a par exemple, énormément de monographies d’artistes et elle en achète très régulièrement, beaucoup de femmes.

L'ouverture Duchamp-Bolano

Elle m’a aussi dit quelque chose que j’ai trouvé très beau : elle aimait traîner au rayon journaux et magazines de Beaubourg et elle trouvait drôle de voir qui regarde ça, il y a des gens de plusieurs nationalités, on peut consulter n’importe quel journal de n’importe quel pays… C’est aussi une façon de voyager.

Je finirai cette présentation par une pirouette, ou plutôt, une sorte d’ouverture, comme aux échecs. On pourrait l’appeler l’ouverture Duchamp Bolaño. Duchamp vit à Buenos Aires, en 1918, quand il apprend la mort de son frère Raymond, la mort d’Apollinaire et le mariage de sa sœur, Suzanne avec le peintre Jean Crotti. Il leur envoie un présent, un cadeau de mariage, un readymade. C’était un précis de géométrie qu’il lui fallait attacher avec des ficelles sur le balcon de son appartement de la rue de La Condamine; le vent devait compulser le livre, choisir lui-même les problèmes, effeuiller les pages et les déchirer. Suzanne en a fait un petit tableau : le Readymade malheureux de Marcel. C’est tout ce qu’il en reste puisque le vent l’a déchiré. Duchamp dit : ça m’avait amusé d’introduire l’idée d’heureux et de malheureux dans les readymades, et puis la pluie, le vent, les pages qui volent, c’est amusant comme idée. Ce Readymade malheureux, on le retrouve dans 2666, le gros livre de Roberto Bolaño. Le Readymade malheureux, ce livre, devient le testament géométrique et appartient au personnage d’Amalfitano, un professeur de philosophie qui vit à Santa Teresa. Il lui appartient, mais il ne souvient pas l’avoir acheté et pas davantage que quelqu’un lui en eût fait présent.*

Après avoir cherché en vain la provenance de ce livre, après en avoir imaginé son auteur espagnol, sa passion pour la géométrie, sa passion pour la poésie, sa vie d’universitaire ou peut-être d’enseignant dans un établissement secondaire, imaginant même ses élèves, des gamins de quinze ou seize ans regardant par le fenêtre le ciel éternellement couvert de la Galice en hiver et la pluie tombant à plein seaux, il choisit de suspendre le livre sur l’étendoir à linge de son jardin mexicain et là, il se sent vraiment soulagé. Il le dit à sa fille, en précisant qu’il ne l’a pas suspendu parce qu’il l’avait mouillé, il l’a suspendu et c’est tout. On fait souvent des choses qui nous dépasse, la lecture n’est pas plus magique que l’on soit artiste ou autre chose : elle est magique. Ce qu’elle nous apporte n’est pas majoré en émotion. Elle nous apporte un souffle, un souffle universel, le souffle qui pousse et fait pousser les poussières d’œuvres dans l’atelier de l’artiste et qui pousse aussi parfois l’art dans l’espace littéraire. 

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