Introduction – Notions, méthodologie, axes de recherche

par Lison Noël

Bonjour à toutes et à tous. Merci de votre présence. Émeline Jaret, Jean-Max Colard, Umut Ungan et moi-même vous souhaitons la bienvenue à cette journée d’étude qui est le deuxième temps de notre premier événement débuté hier au Centre Pompidou. Nous remercions nos partenaires, le Centre Pompidou et le Service de la Parole, ainsi que le Centre André Chastel (laboratoire d’histoire de l’art de la Sorbonne Université), et en particulier Réza Kettouche pour son aide précieuse dans l’organisation de cet événement. Merci enfin aux intervenants et intervenantes d’hier et d’aujourd’hui.

Hier, nous avons entendu Claude Rutault et Michèle Didier, et Émilie Pitoiset, Shantidas Riedacker et Matthieu Canaguier ont performé une lecture-concert qui est le résultat d’une double-lecture du personnage d’Ophélie, l’Ophélie de William Shakespeare et l’Ophélie d’Heiner Müller.

Aujourd’hui, il s’agit de poursuivre une recherche collective sur la lecture-artiste, que nous voulons inscrire dans le temps. Je vais d’abord tâcher d’amener un certain nombre d’éléments pour définir la notion de lecture-artiste, pour justifier son usage et les perspectives de recherche qu’elle offre, pour introduire les cas d’étude que vous entendrez ensuite et pour poser les bases d’une théorie de la lecture-artiste.

D’abord, quelques mots sur l’origine de cette notion de lecture-artiste. J’y ai eu recours lors de mon travail de thèse, qui portait sur la réception du Nouveau Roman par les artistes américains dans les années 1960 et 1970. Cette notion est apparue au moment de ma recherche où il s’est agi de constater les caractéristiques de la lecture de ce corpus romanesque par ces artistes. La façon dont ces artistes lisaient avait peu à voir avec la lecture dite littéraire décrite par les théories de la réception de la littérature, qui étaient ma source principale d’études sur la lecture. Pour le dire vite, la lecture littéraire est une lecture approfondie, érudite, attentive aux intentions des auteurs et autrices et elle s’inscrit dans une recherche d’une forme de vérité des œuvres. Au contraire, les lectures des artistes que j’observais étaient parfois superficielles, partielles voire étaient des non-lectures et des mélectures, elles se préoccupaient peu des intentions des auteurs et autrices et consistaient pour les artistes à choisir dans les œuvres littéraires ce dont ils et elles pourraient faire usage. Il me semblait donc qu’il fallait donner un nom à ces manières de lire et j’ai proposé, après des discussions avec Jean-Max Colard, de les rassembler sous le nom de « lecture-artiste », que nous définissons  comme l’ensemble des pratiques et usages de la lecture par les artistes.

La « lecture-artiste » est donc une manière de lire des artistes. Dans ce mot composé, « artiste » agit comme un qualificatif : il vient qualifier l’activité de lecture des artistes. Pourquoi la qualifier ? Parce que cette manière de lire est une réalité qu’il nous semble pertinent d’interroger et que pour ce faire, il est nécessaire d’abord de la qualifier, puis de définir cette lecture qualifiée devenue un substantif décrivant une réalité peu étudiée frontalement.

Pourquoi interroger la lecture-artiste ? Depuis l’histoire de l’art et de la poïétique, l’étude de la lecture-artiste est un biais pour analyser les processus créatifs des artistes et la généalogie des œuvres plastiques. Depuis les sociologies de la réception et de la lecture, l’examen de la lecture-artiste permet d’élargir le champ d’étude traditionnellement concentré sur les deux catégories de lectures que sont la lecture littéraire et la lecture dite « non littéraire ». Depuis les études littéraires, l’analyse de la lecture-artiste permet de faire retour sur les œuvres lues et de leur offrir un nouvel éclairage. Elle permet le « surgissement d’une nouvelle intelligence de l’œuvre » (1) selon le théoricien de la réception Hans-Robert Jauss, en découvrant certains des « potentiels de signification » (2) infinis du texte, selon son acolyte de l’Ecole de Constance Wolfgang Iser.

Nous avons défini la lecture-artiste comme « l’ensemble des modes de lecture et usages de la lecture par les artistes ». Les modes de lecture des artistes renvoient à la question « comment lisent les artistes ? ». Leur étude inclut des questions de postures, d’états, de manies de lecture, de rythmes, d’alternance et/ou de simultanéité de la lecture et de la production artistique, de lien à l’objet livre ou aux différents supports de l’écrit, papier, numérique ou autres.

Les usages de la lecture par les artistes renvoient à la question « que font les artistes de leurs lectures ? », qui est le sous-titre de notre événement et ce sur quoi les communications qui suivront se concentreront.

Enfin, la définition de la lecture-artiste que nous proposons est celle d’un ensemble de modes et d’usages. C’est un ensemble hétérogène, car la lecture-artiste rend compte d’une réalité multiple, diverse. Il n’existe pas une lecture-artiste mais des lectures-artistes, et leur nombre est infini.

Notre recherche à peine amorcée doit donc déjà renoncer, renoncer à inventorier de manière exhaustive les lectures-artistes, les livres lus, les œuvres produites par la lecture-artiste. Notre recherche s’affronte déjà à une taxinomie impossible, parce que les lectures-artistes sont infinies, différentes, et de nouvelles s’inventent à chaque instant. « De l’usage (…), écrit Marielle Macé, naissent les différences », des différences d’un nombre infini qui rend donc la taxinomie impossible. Mais Marielle Macé poursuit : « des différences renaît en permanence la puissance de l’usage » (3). Cet ensemble de modes et usages ne sera pas répertorié, mais c’est le moindre de ses intérêts de l’être. L’intérêt de prendre en considération cet ensemble réside dans l’opportunité qu’il nous offre de constater et explorer cette « puissance » de l’usage, au sens de capacité et pouvoir de faire ; et d’observer, de décrire et d’étudier les phénomènes à l’œuvre dans la lecture-artiste, phénomènes souvent impalpables. Ce sont en effet des opérations qui échappent à toute attente et à toute prévision, au moment où existe ce « rapport dynamique qui unit [l’artiste] à son œuvre pendant qu’il est aux prises avec elle » qu’évoque René Passeron (4).

Je fais une parenthèse ici pour dire que nous ouvrons l’étude de la lecture-artiste par l’étude des usages des artistes plasticiens et plasticiennes, mais qu’on pourra également étudier ses enjeux chez les cinéastes, les musiciens et musiciennes, les architectes, les auteurs et autrices de bandes-dessinées et de jeux vidéo, et les écrivains et écrivaines.

La lecture-artiste est opérée par des lecteurs et lectrices qui ne sont ni idéaux·ales, ou implicites (lecteurs et lectrices que demande le texte et qui se plient à l’attente du texte), ou compétent·es, ou parfait·es, pour reprendre les termes des théories de la réception de la littérature. Elles et ils sont au contraire des lecteurs et lectrices déficient·es, imparfait·es, anarchiques, irrévérencieux·euses, producteur·rices de contresens et de mécompréhensions. Elles et ils ne lisent pas pour évaluer. « Une lecture-artiste met en suspens. Elle crée un hiatus qui interrompt toute lecture normative », nous dira tout à l’heure Barbara Bourchenin.

La lecture des artistes est volontiers partielle, partiale, sélective, simplificatrice, imprévisible, et surtout, créatrice. L’étude de leur lecture permet d’en observer une actualisation, une « activation » qui se heurte par sa diversité à toute généralisation théorique. Il s’agit d’examiner un cas pratique de réception, une lecture réelle, empirique, doublement concrète : concrète parce que les lecteurs et lectrices sont concret·es et parce que la lecture se concrétise dans des pensées et des œuvres. Les artistes constituent une catégorie de lecteurs et lectrices capables de transformer leur lecture en œuvres d’art, de la rendre opérante dans le champ artistique.

Parce que la lecture-artiste est une lecture productive, que les artistes en font usage, la lecture-artiste est utilitaire. Chaque lecture a un effet, qui s’imprime quelque part dans la mémoire des artistes, qui modèle leur pensée, l’oriente, parfois de manière infime, mais il n’existe à notre sens pas de lecture stérile. Postulons que chaque lecture importe, seul son degré d’importance varie. Chaque livre s’offre comme un réservoir d’idées et d’images, une boîte à outils, qui reçoit des attentions de diverses intensités. Certains mots font mouche, certains livres « parlent » plus aux artistes que d’autres, les artistes en font des usages plus ou moins signalés, identifiables ou conscients, mais la lecture nourrit les artistes.

Elle les nourrit de différentes manières, qui se complètent parfois  : en déclenchant des idées ; en fournissant des idées à poursuivre ou à détourner, en formant leur pensée ; en les faisant sortir d’eux ou d’elles-mêmes pour y mieux revenir après divers détours ; en leur offrant un appui, en légitimant leurs idées ; en leur offrant une filiation. Par exemple, Pauline Nobécourt nous parlera tout à l’heure de ce qu’elle appelle la « parenté structurelle » entre l’écrivain Patrick Modiano et le peintre Marc Desgrandchamps. La lecture nourrit les artistes enfin en les accompagnant pendant la création ; en alimentant des idées déjà présentes en elles et eux à travers le phénomène de reconnaissance ; et en leur offrant un espace de confrontation et d’affirmation : si les livres aimés par les artistes sont certainement les premiers à identifier, il s’agit également de porter notre attention sur les livres mal aimés.

Les artistes font donc un usage productif de la lecture, ce qui pousse à son paroxysme l’idée du lecteur ou de la lectrice – artiste ou non – comme producteur ou productrice développée peu à peu par les théories successives de la réception littéraire depuis les années 1970. Celles-ci donnent au fil des années un rôle de plus en plus actif au lecteur et à la lectrice. S’il est ainsi aujourd’hui admis que toute lecture résulte d’une production de la part du lecteur, les artistes complètent la « production silencieuse » de l’activité liseuse, comme la qualifie Michel de Certeau, par une production plus « bruyante », quand elles et ils font part de leurs réflexions artistiques en se référant à des lectures ou en produisant des œuvres qui sont le résultat de ces dernières. Les artistes assimilent, s’approprient leurs lectures avant d’en faire reparaître certains aspects de manière plus ou moins directe, fidèle, déformée, déclinée, recomposée, retravaillée, reconstruite, traduite et parfois méconnaissable dans des œuvres plastiques qui sont alors au moins partiellement une concrétisation de leurs lectures.

Mais il s’agit également de tenter, dans l’étude de la lecture-artiste, d’identifier des usages moins directs, qui s’insinuent dans la pensée artistique à travers des déplacements, des transferts, indirects et subtils, relevant de la transmission impalpable d’idées, de conceptions, de réflexions souvent inexplicables par nous et par les artistes eux-mêmes et qui font partie de l’ensemble de « ce qui n’a pas besoin d’être explicité pour fonctionner », pour emprunter une formule à Nathalie Heinich. Nous nous devons d’adopter une posture modeste : l’étude de la lecture-artiste la plus ambitieuse ne saurait rendre complètement compte de ces phénomènes, de cette réalité de ce que fait la lecture des artistes aux œuvres qu’elles et ils produisent.

L’étude de la lecture-artiste s’inscrit dans la poïétique, en tant qu’ensemble des études qui portent sur l’instauration de l’œuvre » (5), comme la définit Passeron. Paul Valéry quant à lui liste les aspects auxquels recourir pour étudier cette instauration de l’œuvre : « étude de l’invention et de la composition, le rôle du hasard, celui de la réflexion, celui de l’imitation ; celui de la culture et du milieu, d’autre part, l’examen et l’analyse des techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et supports d’action. » (6) La lecture-artiste peut intervenir dans chacun de ces aspects : l’invention peut être déclenchée par la lecture ; la composition peut être la transposition de choix compositionnels dans l’écriture d’un livre ; le hasard peut jouer un rôle dans la rencontre d’un artiste avec un livre ; la réflexion peut être alimentée par une lecture ; l’imitation d’un style littéraire transposé en style plastique peut être à l’origine d’une œuvre ; le rôle de la culture et du milieu jouent un rôle important dans le choix des lectures des artistes. Enfin, certaines techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et supports d’action peuvent être empruntés à des œuvres livresques. La lecture-artiste pourrait alors prendre part à la poïétique de façon transversale.

J’aimerais désormais présenter quelques aspects de la lecture-artiste qu’il me semblerait fécond d’approfondir, quelques suggestions de recherche, qui parfois se recoupent et sont amenées à s’alimenter mutuellement, pour lancer des pistes et des perches.

D’abord, on pourra s’intéresser aux manières dont les artistes rencontrent les livres et les auteurs et autrices qu’elles et ils lisent, quels sont les intermédiaires entre elles, eux et les livres, du hasard aux passeurs et passeuses : les professeurs et professeures, les bibliothèques et les maisons d’édition qui leur font prendre connaissance de l’existence de livres et qui les rendent accessibles aux artistes. Si la lecture-artiste est volontiers décontextualisée, dans le sens où elle n’est pas contrainte à prendre en compte le contexte d’écriture des livres, elle est en revanche contextualisée dans le sens où la rencontre entre un livre et un artiste se fait évidemment dans un certain contexte socio-historique, que l’étude de la lecture-artiste doit prendre en compte. Benoît Jodoin nous dira cet après-midi qu’« envisager la lecture comme usage, c’est l’envisager comme un « faire » qui accorde une place plus grande aux lecteurs, c’est-à-dire aux corps, aux paroles, aux subjectivités, aux choix, aux histoires personnelles, aux vies vécues et impliquées dans l’acte de lire, et aux situations de lecture, c’est-à-dire un lieu, un moment, un contexte socio-historique ». Les rencontres avec des livres et leurs lectures se font toujours à des moments définis, en des lieux définis, dans des milieux définis. Prendre ceci en compte permet notamment un examen qui s’avérera certainement fertile des distances temporelles ou géographiques entre un livre ou un corpus et son lecteur ou sa lectrice-artiste. Nicolas Fourgeaud montrera par exemple comment Marcel Broodthaers se sert du champ littéraire du second XIX° siècle comme cadre de référence « anachronique » pour commenter les développements du marché de l’art contemporain et ses effets sur l’art dans les années 1960. La prise en compte des contextes de lecture permettra enfin d’observer des phénomènes de contemporanéité à l’œuvre dans certaines proximités de pensée entre artistes, auteurs et autrices.

On pourra ensuite envisager la lecture-artiste comme un style de lecture propre aux artistes. Si la lecture-artiste est une façon de lire, elle est multiple et individuelle, chaque artiste lisant d’une manière propre, qu’on pourrait appeler son style de lecture, style qu’il me semblerait pertinent d’étudier notamment en croisant les travaux de Nathalie Heinich sur la singularité des artistes, ceux de Jérôme Meizoz sur la question de la posture et ceux de Marielle Macé sur le style.

Un axe de recherche important me semble être la question de la posture adoptée par les artistes par rapport à leurs lectures, qui pourra être alimentée de l’étude des auto-représentations d’artistes en lecteurs ou lectrices. On peut d’ores et déjà faire l’hypothèse qu’il existe un éventail de postures, de l’amateurisme revendiqué à la production d’une œuvre « littéraire » par ses références explicites à la littérature, les artistes adoptant alors une posture d’ « artistes littéraires », tandis que d’autres se prémunissent que cette qualification. Andrea Martinez-Chauvin nous rappellera que si Joàn Miro et André Masson se revendiquent peintres-poètes, leurs aînés « avaient une peur folle d’être traités par la critique de « peintres littéraires ».

Ensuite, la lecture-artiste telle que nous l’entendons ne se cantonne pas à la lecture de littérature telle qu’elle est traditionnellement circonscrite. Si les rapports des artistes à la littérature constituent un sujet d’étude très pratiqué, leurs rapports à d’autres lectures l’est beaucoup moins. Il s’agirait ici de prendre en compte et d’étudier les usages des artistes de lectures autres que de littérature, de la presse à ce que Jean-Max Colard appelle la « littérature d’exposition », des écrits théoriques, techniques et scientifiques à la bande-dessinée – j’en oublie peut-être.

Il s’agirait encore de ne pas se cantonner aux lectures avérées, ne pas se contraindre à n’examiner que les lectures dont on pourrait fournir la preuve. Il me semble que notre recherche peut s’autoriser des libertés et se pencher sur des lectures supposées par exemple, ainsi que le fait Pascal Mougin, dans son article « Modèles littéraires de l’art contemporain : Marcelline Delbecq lectrice de Claude Simon ? » (7). Il écrit « Même si celle-ci ne mentionne pas Simon parmi les auteurs qui l’ont marquée, l’impression d’une proximité est bien là. ». Ainsi, une simple « impression » préside à son étude, qui s’avère fertile et étaye cette impression.

Une dernière piste : l’éthique de la lecture-artiste. On pourrait s’interroger sur l’existence d’une éthique de la lecture-artiste, là encore qui serait multiple. La lecture-artiste étant libérée des contraintes imposées aux lecteurs et lectrices professionnel·les, la question du plagiat est hors de propos, de même que le fait de trahir la pensée d’un auteur ou d’une autrice. On pourrait d’abord interroger le rapport des artistes à la citation et au fait de nommer ou non les auteurs, autrices et livres à qui elles et ils empruntent, ainsi que les questions de trahison, de détournement, de déformation. Cet axe pourrait ensuite s’élargir aux incidences de la morale de l’artiste dans son travail sur ses lectures : ses licences et ses interdits dans ses choix et ses usages.

Pour finir, quelques réflexions de méthode, introduites par René Passeron :

« Je ne pense pas qu’une science doive avoir peur un concept confus, quand elle en fait un objet d’étude, non un outil de travail. L’appétit intellectuel, qui est le signe de la santé, la porte au contraire à s’attaquer aux concepts les plus confus, aux dossiers les plus troubles. Quand Bachelard disait que la science est avant tout « science du caché », il soulignait que c’est justement l’obscur qui intéresse le chercheur. » – et la chercheuse.

Pour étudier cet objet « obscur » qu’est la lecture-artiste, de quelle matière, de quel corpus disposons-nous ? Il nous faudra glaner des indices dans les déclarations des artistes, c’est-à-dire leur écrits et entretiens, et dans les traces de leurs lectures dans leurs bibliothèques, leurs archives. On pourra enfin s’appuyer sur les témoignages des acteurs et actrices du monde de l’art : historiens et historiennes, galeristes, critiques, curateurs et curatrices.

Nous pouvons également bénéficier de l’apport de différents champs de recherche existants, comme l’étude du rapport texte/image, la littérature plasticienne, la littérature hors du livre, l’art littéraire, l’étude des écrits et livres d’artistes, les collaborations entre artistes et écrivains/écrivaines, la philosophie de la création, la psychanalyse et les théories, sociologies, psychologies, anthropologies de la réception et de la lecture. Il s’agira de puiser dans ces champs, dans une démarche interdisciplinaire ou transdisciplinaire. Le panel que vous entendrez aujourd’hui travaille dans le domaine de l’histoire de l’art et sur la période contemporaine : nous avons pris le parti de commencer notre réflexion en compagnie de ces chercheurs et chercheuses, avant de nous ouvrir à d’autres domaines et périodes, et d’inviter à nous rejoindre des chercheurs en littérature, en sociologie, en histoire, psychologie, psychanalyse, anthropologie culturelle.

Pour terminer, il me semble que l’étude de la lecture-artiste peut se faire par plusieurs entrées. Six entrées se dessinent, mais d’autres pourront peut-être s’ajouter. D’abord, l’entrée par artiste. C’est celle adoptée par la majorité des intervenants et intervenantes d’aujourd’hui : il s’agit d’identifier les lectures d’un artiste et d’étudier les usages qu’il en a fait.

On peut également entrer dans l’étude par un livre et examiner les usages qui ont été faits, ou ceux de l’ensemble de l’œuvre d’un auteur ou une autrice. C’est, par exemple, ce que nous avons choisi de faire, avec Jean-Max Colard et Julie Mendez dans L’Hypothèse Robbe-Grillet, un centre de recherches informel qui s’intéressent aux résonances de l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet dans les arts contemporains.

Une entrée peut se faire par le personnage littéraire, pour étudier son usage par les artistes, par exemple celui qu’a fait Émilie Pitoiset, interpellée par le personnage d’Ophélie de Shakespeare, qu’elle retrouve ensuite chez Heiner Müller et à qui elle donne une voix dans une œuvre qui porte le nom de ce personnage et qui se poursuit et évolue depuis quatre ans.

L’entrée dans l’étude de la lecture-artiste peut se faire par la période et sans doute pourrait-on écrire une histoire de la lecture-artiste. On sait qu’à une période donnée de l’histoire de l’art, certains livres reçoivent une attention particulière de la part des artistes, certains livres sont à la mode. Ainsi Émeline Jaret nous parlera dans quelques minutes de l’importance de livres tels que les Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste pour certains artistes français, qui, parmi d’autres lectures, ont accompagné la narrativisation de l’art dans les années 1970. On pourra également resserrer cette entrée sur les communautés interprétatives, décrites par Stanley Fish (8), qui permet de penser la lecture collective, comme le fera Jérôme Dupeyrat ce matin, qui nous dira que “si la lecture est bien une pratique subjectivante, il faut toutefois noter que cette subjectivation se construit souvent selon un processus intersubjectif, qui s’élabore autant entre l’auteur et ses lecteurs qu’entre lecteurs eux-mêmes.” 

Enfin, dernière entrée : par médium. Il s’agirait de s’intéresser aux lectures des peintres, des sculpteurs ou des vidéastes par exemple, d’identifier des spécificités à chaque médium et d’opérer des comparaisons.

Pour conclure, je me réjouis d’amorcer avec vous cette recherche collective, dont j’ai cherché à montrer l’intérêt et les enjeux, et dont je n’ai sans doute pas fait le tour. Beaucoup reste à faire et nous tâcherons, dans les mois et années qui viennent, je l’espère, de poursuivre avec vous l’exploration de la lecture-artiste et des perspectives de recherche qu’elle offre.

Notes

(1) Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p.312

(2) Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985, p.156

(3) Marielle Macé, Collection NRF Essais, Gallimard, 2011, p.90

(4) René Passeron, Pour une philosophie de la création, Paris, Klincksieck, 1989, p.16

(5) René Passeron, Pour une philosophie de la création, Paris, Klincksieck, 1989, p.13

(6) Discours sur l’esthétique, dans Paul Valéry, Œuvres 1, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1957, p. 1331

(7) https://journals.openedition.org/tangence/329

(8) Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, trad. Étienne Dobenesque, Les Prairies Ordinaires, coll. “Penser/Croiser”, 2007

colloque “La Lecture-artiste. Que font les artistes de leurs lectures ?” Centre Pompidou et INHA, 29 et 30 novembre 2018

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